Vue aérienne des quartiers de Batel et Agua Verde, à Curitiba (Brésil), la capitale mondiale de « l’urbanisme tactique » cher à Carlos Moreno.
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Rencontre avec le chercheur franco-colombien Carlos Moreno qui défend une vision plus humaine et moins « technocentrique » de la Smart City.
La notion de Smart City, qui véhicule une perception très « technocentrique » de la ville (pensant la technologie comme une solution à tous nos soucis), n’est-elle pas déjà ringarde ?
À l’origine, le concept de Smart City s’appuie sur trois considérations de base. La première, c’est la conviction que le XXIe siècle sera celui des villes, qui sont les nouveaux centres de gravité du monde. Il faut bien avoir en tête que le PIB de New York est supérieur à celui de l’Australie, et le PIB de Seattle à celui d’Israël ! Deuxième considération essentielle : la révolution des usages et l’ubiquité rendues possibles par la géolocalisation permanente et les systèmes d’intelligence embarquée dans tous nos appareils. Enfin, la troisième considération, c’est l’idée que nous pourrions modéliser les villes dans leur globalité, les transformer et résoudre certaines problématiques urbaines avec des outils puissants comme les algorithmes. Alors c’est vrai, pendant quatre ou cinq ans, le discours dominant était « technocentrique » : certains acteurs privés présentaient leurs solutions urbaines avec une vision centralisée et unificatrice de la ville, qui serait facilement déclinable à l’international. Mais en parallèle, d’autres écoles de pensée de la Smart City existent, dans lesquelles je m’inscris. Je pense, par exemple, au travail de Carlo Ratti, du MIT, qui travaille sur l’idée de « ville sensible ». Vous savez, j’ai commencé à parler de ville intelligente et durable bien avant que le concept marketing de smart city ne sorte en 2010… Tout ça pour dire que la problématique urbaine n’est pas simplement technologique. La ville est un espace socio-territorial fragile, où tout peut arriver, où tout peut être déréglé à tout instant. Après un cycle de cinq ans où le discours « technocentrique » était dominant, on entre à mon avis dans une nouvelle phase plus pragmatique. Les acteurs commencent à s’approprier des concepts émergents comme l’open source ou l’open data, qui permettent de remettre le citoyen au cœur de la réflexion urbaine.
Vous défendez l’émergence de « human smart cities ». Que recouvre exactement cette notion ?
Une ville, quelle qu’elle soit, doit toujours relever cinq grands défis : social, économique, culturel, écologique et de résilience. Et elle a trois leviers pour agir : l’inclusion sociale, la réinvention des infrastructures urbaines et le puissant levier de la technologie, qui inclut notamment la révolution numérique, cognitive et nanotechnologique. Quand on actionne uniquement le levier techno, ça fait des villes qui ne vivent pas, qui sont de simples vitrines, comme Songdo en Corée du Sud ou Masdar, à Abou Dhabi. Si on appuie seulement sur le social, ça mène à des dérives démagogiques populistes, comme au Venezuela. Et quand on se concentre seulement sur les infrastructures, ça donne des grands travaux déconnectés de la réalité, comme dans certaines villes asiatiques et africaines. Il faut toujours actionner ces trois leviers en se projetant à moyen et à long terme. Les rythmes urbains sont souvent rapides, mais parfois aussi très lents. Sortir du paradigme urbain des années 1950, ça prend des années…
La Smart City promet la praticité, la simplicité d’usage. Ne faudrait-il pas plutôt façonner des villes qui responsabilisent les citoyens, qui les poussent à l’effort plutôt qu’au confort ?
Aujourd’hui, en matière d’attractivité économique, les villes sont en concurrence. Il faut donc être capable de créer une identité urbaine en harmonie avec l’intelligence émotionnelle de ses habitants. L’idée, c’est d’inciter les citoyens à s’investir dans la mutation urbaine du territoire. Et pour y parvenir, ils doivent être fiers de leur ville, de leur identité. Sur ce plan, on compte de nombreux exemples vertueux. Je pense notamment à des villes comme Medellin, Yokohama, Paris, Bordeaux, Barcelone ou Bristol.
Si l’on veut épouser le paradigme de l’économie du partage, il faut tendre vers des villes plus polymorphes et polycentriques. À ce titre, la notion « d’urbanisme tactique » permet justement d’impliquer les citoyens sans attendre un hypothétique « grand soir urbain ». La technologie peut alors jouer un rôle tout à fait pertinent. Je ne crois pas au positivisme comme moteur de transformation : on peut être ultraconnecté et être un véritable zombie social. À mon avis, dans la ville, le lien social passe d’abord par une très forte identité territoriale et donc par l’acceptation d’une mutation intelligente et respectueuse de l’espace urbain. On a un combat à mener pour territorialiser la ville : chaque ville est le produit d’une histoire spécifique, il n’y a pas de « modèle » de ville. Chacune a son propre pouls. On touche là à la limite du concept de Smart City, qui laisse croire que les villes sont intelligentes au sens où elles auraient un quotient intellectuel. Tous les classements des « villes les plus intelligentes du monde » sont ravageurs de ce point de vue là… Ils poussent à uniformiser, à aseptiser, à déformer la réalité. Comment évoquer l’intelligence économique et sociale d’une ville comme Durban, qui sort tout juste de l’apartheid, en se basant sur les mêmes critères que pour une ville comme New York, née avec le cosmopolitisme ?
Vous insistez beaucoup dans vos écrits et vos interventions publiques sur la notion de proximité. Pourquoi ?
Le début du XXIe siècle aura été celui de l’hyperconnectivité, avec des réseaux sociaux où tout le monde connaît tout le monde sans forcément tisser de lien social réel. À mon avis, la bataille de la décennie qui vient sera celle de l’hyperproximité. Les outils technologiques vont permettre de transformer la vie des hommes à une échelle microlocale. On va voir émerger, dans les années à venir, cette tendance encore nouvelle à enraciner les réseaux sociaux dans la vie de tous les jours. D’autant que cette logique s’accorde bien avec l’économie collaborative, le partage et la mutualisation des savoir-faire aujourd’hui indispensable pour retrouver de la qualité de vie. En ce moment, je travaille justement à la création d’un Observatoire international de la participation citoyenne. Pour conclure, je citerai mon ami Francis Pisani, qui insiste lui aussi sur le nécessaire passage « de datapolis à participolis », de la ville « technocentrique » à la ville user-centric, de la production massive de données à leur transformation en usages et services vraiment utiles.
Source : Demain la ville