La conférence climatique de Paris va constituer un moment particulièrement important pour l’avenir du climat. C’est en effet là que doit se conclure un nouveau traité qui va prendre le relais du protocole de Kyoto. L’enjeu est de taille. Il s’agit d’aboutir, pour la première fois, à un accord universel et contraignant permettant de lutter efficacement contre le dérèglement climatique afin d’impulser une transition vers des sociétés et des économies résilientes et sobres en carbone.
En pratique, selon The Shift Projet, un think tank spécialisé dans la décarbonation, maintenir le réchauffement global sous la barre des 2°C revient à n’extraire que le pétrole et le gaz déjà découverts, à limiter d’ici 10 à 20 ans l’usage du charbon aux installations munies de dispositifs de capture et de stockage de CO2, et même à ne plus rien émettre du tout après 2050.
Jusqu’à présent, nous avons bénéficié d’une énergie essentiellement carbonée – 80% de l’énergie consommée dans le monde est constituée de combustibles fossiles. Une énergie de plus en plus abondante et de moins en moins chère, qui a permis une productivité sans cesse croissante. L’objectif est de passer de ce mode de développement qui repose essentiellement sur l’extraction des énergies fossiles, épuisables et fortement émettrices de gaz à effet de serre, à une économie basée sur les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et l’utilisation circulaire des ressources, dans laquelle le carbone a un prix établi. Cela constitue un défi considérable pour les Etats qui sont pris en tenaille entre la nécessité de satisfaire une demande toujours croissante des besoins et celle de préserver l’environnement.
Croissance verte
Mais dans une économie décarbonnée, peut-on continuer à croître ? Peut-on produire plus en limitant notre consommation énergétique et nos émissions de gaz à effet de serre (GES) ? “Oui” répondent les tenants du concept de découplage, défenseurs d’une croissance verte. Selon eux, une augmentation de la production pourrait aller de pair avec une moindre émission de gaz à effet de serre et de consommation énergétique.
Ainsi, Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président du Medef, est convaincu “que la technologie permettra de trouver un moyen de faire de la croissance sobre.” “Je ne crois pas à la stagnation séculaire. Nos économies ont plein de gisements de productivité devant elles. L’innovation doit nous aider à tous être gagnants, il n’y pas de fatalité !” L’entrepreneur cite l’exemple du secteur de la chimie, qui a réduit ses émissions de 54 % depuis 1990 tout en ayant une croissance soutenue.
L’idée de découplage apparaissait déjà dans le rapport Halte à la croissance, publié en 1972 par le Club de Rome. Elle a été reprise dans les années 2000 par Eurostat, la Commission européenne et l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Cette dernière définit le découplage au sens large par le fait de “briser le lien entre les maux environnementaux et les biens économiques“.
Un objectif très difficile tant la dépendance entre croissance du PIB et croissance des émissions de GES depuis plusieurs décennies est forte.
La consommation énergétique, facteur de croissance
Gaël Giraud, économiste en chef de l’Agence française du développement, directeur de recherches au CNRS et membre du conseil scientifique du Shift Project, remet en cause la thèse d’une déconnexion absolue entre énergie et PIB dans un livre publié il y a un an et intitulé ‘Produire plus, polluer moins : l’impossible découplage ?’ (1). “La majorité des modèles utilisés pour expliquer le processus de croissance n’intègrent pas l’énergie comme facteur essentiel pouvant l’influencer. Dans ces modèles, l’élasticité du PIB par rapport à l’énergie, c’est-à-dire la sensibilité du PIB à la variation de consommation d’énergie, est toujours inférieure à 10 %. Mes propres travaux empiriques, menés sur près d’une trentaine de pays, et sur plus de quarante ans, montrent qu’en réalité l’élasticité du PIB par rapport à l’énergie primaire est comprise entre 40 %, pour les zones les moins dépendantes du pétrole, comme la France, et 70 % pour les Etats-Unis, avec une moyenne mondiale tournant autour de 60 %”, explique le spécialiste.
Selon lui donc, si la consommation énergétique augmente de 1 %, le PIB augmentera de 0,6 % — contre 0,1 % pour la théorie conventionnelle. Par ailleurs, il observe que les variations de consommation énergétique précèdent les variations de PIB, indiquant que c’est la consommation énergétique qui est un facteur essentiel de croissance, et non l’inverse.
Dès lors, un découplage absolu entre les deux notions paraît peu probable.
“Le découplage : une grille de lecture utile”
En 2009, le chercheur britannique Tim Jackson, dans son rapport intitulé ‘Prospérité sans croissance’ (2), considérait lui aussi le concept de découplage absolu (hausse du PIB corrélée à une baisse des émissions) comme “une dangereuse illusion“, mais il a estimé en revanche qu’un découplage relatif était éventuellement possible (taux de croissance du PIB supérieur à celui des émissions).
Eloi Laurent a introduit quant à lui la distinction entre découplage brut et net dans un article publié en 2011 dans la revue de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) et intitulé “Faut-il décourager le découplage ?” (3). L’économiste cite l’Union européenne comme exemple de découplage absolu entre croissance économique et émissions de dioxyde de carbone. “L’augmentation du PIB réel s’y est accompagnée au cours de la période 1996-2007 d’une baisse des émissions de dioxyde de carbone et de GES. Mais ce découplage croissance/carbone a été réalisé au prix d’un transfert de la pollution aux pays en développement, l’effet net global sur le climat étant en réalité négatif.”
Pour le chercheur, la notion de découplage n’est pour autant pas à bannir. “Le découplage n’est pas un mythe mais une grille de lecture utile et une feuille de route pour les économies du monde, en particulier pour les pays développés dans les trente prochaines années. Il importe à cet égard de comprendre la richesse du concept de découplage, qui va bien au-delà de l’accroissement à tout prix de la croissance économique étroitement mesurée par le PIB.”
Il a ainsi théorisé quatre modèles de découplage :
– économie/bien-être ;
– économie/ressources naturelles ;
– économie/impact environnemental ;
– bien-être/impact environnemental.
Sobriété et décroissance
En mars dernier, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a annoncé que “pour la première fois en quarante ans, les rejets de dioxydes de carbone n’avaient pas progressé avec la croissance économique”, suggérant que le processus du découplage de la croissance économique des émissions de GES était déjà en cours. En 2014, les émissions de CO2 ont stagné, à 32,3 milliards de tonnes éq. CO2, alors que la croissance mondiale a progressé en moyenne de 3 %.
L’économiste Jean Gadrey a critiqué cette annonce dans un billet publié sur son blog. Pour lui, l’approche du découplage apparaît comme “très douteuse” et ne permet pas de répondre aux enjeux climatiques qui sont les nôtres. “Mettre en avant le ‘découplage’, c’est une fois de plus s’accrocher au sacro-saint PIB alors que le seul problème est de revenir au plus vite à des émissions vivables à long terme, PIB ou pas PIB. (…) Si la croissance mondiale restait à 4 %, alors le volume des émissions stagnerait durablement au niveau insoutenable actuel et on irait tout droit vers la catastrophe climatique… “
Il plaide pour une transition vers une société post-croissance qui passe forcément selon lui par une sobriété énergétique souvent oubliée, mais indispensable. Face à ce constat, faut-il alors aller vers une forme de décroissance comme l’a suggéré le Pape François dans son encyclique publiée en juin ? “L’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties“, écrivait-il.
Pour Jean-Marc Jancovici, président de The Shift Project, “le risque de penser que la croissance reviendra est trop grand pour concevoir les politiques publiques à cette aune. Ces dernières doivent donc être indépendantes d’un retour éventuel de la croissance.“
La décarbonation : un objectif commun ?
En France, c’est la voie de la croissance verte qui a été choisie avec la loi de transition énergétique définitivement votée cet été. Parmi les mesures adoptées pour aller vers une économie bas-carbone, une meilleure efficacité des véhicules et le développement des modèles hybrides, des plans de rénovation thermique des bâtiments ou encore l’obligation pour les investisseurs institutionnels d’intégrer dans leur rapport annuel une évaluation de leur contribution au financement de la transition énergétique.
Le G7, de son côté, a annoncé, en juin dernier, la décarbonation complète de l’économie mondiale “au cours de ce siècle“. L’UE a également pris un engagement en ce sens, visant “une neutralité carbone” en 2100. En revanche, d’autres pays tels que la Russie, le Canada ou la Turquie ne comptent pas renoncer à leurs énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), même à long terme.
Ce sera tout l’enjeu de la COP21, dont l’accord se doit de fixer des objectifs à long terme compatibles avec l’urgence des changements climatiques.
(1) Produire plus, polluer moins : l’impossible découplage ? Gaël Giraud. Les petits matins, octobre 2014.
(2) Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable. Tim Jackson. De Boeck, 2010.
(3) Faut-il décourager le découplage ? Eloi Laurent. Revue de l’OFCE Débats et politiques N°120. 2011.
Source : Conception Alvarez pour Novethic