Les Laboratorios ciudadanos madrilènes et les Ateneus de Fabricació barcelonais interrogent en profondeur nos modes traditionnels de fabrique des villes. Le développement exponentiel et ascendant de ces nouveaux objets urbains invite à repenser les contours de nos politiques d’innovation urbaine.
Dépasser les illusions technologistes
Dans les années 2000, les stratégies d’innovation urbaine ont eu tendance à se focaliser sur une approchetechnologique de la ville créative. Les smart cities, les quartiers des sciences ou de l’innovation et les projets entièrement dédiés aux hautes technologies (comme Masdar aux Emirats Arabes Unis ou New Songdo City en Corée du Sud), se sont structurés autour d’un fort déterminisme technologique. C’est à dire de l’illusion selon laquelle les technologies seraient aptes à induire, par elles-mêmes, un développement économique, social et durable des villes.
Ainsi, des quartiers entiers se sont transformés en de véritables laboratoires-vitrines de grands équipementiers comme Microsoft, Cisco, IBM, Siemens ou Schneider Electric. Des capteurs ont été installés dans les espaces publics et privés pour contrôler et optimiser en temps réel la vie urbaine (flux de personnes, trafic routier, système d’arrosage et d’éclairage, énergie, pollution).
Or, ce modèle techno-centré de la ville créative n’a pas permis de résoudre des problématiques urbaines complexes, où les dimensions sociales, culturelles et politiques interagissent en permanence avec les questions techniques. Incapable de « faire ville », ce modèle semble davantage avoir participé à désurbaniser la ville (Sassen, 2014 ; Besson, 2014 ; Viévard, 2014).
D’où l’importance des expériences barcelonaises et madrilènes qui proposent un positionnement différenciant. A un modèle technologiste diffusionniste, les Ateneus de Fabricació et les Laboratorios ciudadanos opposent un modèle interactionniste. Ils ne s’érigent pas contre les technologies, notamment numériques, mais cherchent davantage à les détourner, à les encaster socialement, afin d’en faire des outils au service de la ville.
Le développement de plateformes collaboratives et de crowdfunding, l’utilisation des capteurs ou des outils de fabrication digitale des Fab Labs, n’ont ici de sens que parce que ces techniques permettent une meilleure expression citoyenne, en agissant par le bas sur le fonctionnement et la gestion des villes. Ces Laboratoires citoyens veulent « urbaniser les technologies » (Sassen, 2014), en créant des espaces où les approches technologiques et sociétales de l’innovation puissent se confronter et s’enrichir mutuellement.
Dépasser les illusions totémiques
Un autre écueil des modèles d’innovation urbaine des années 2000 réside dans la volonté de planifier la créativité urbaine dans des quartiers de quelques centaines d’hectares. Avec l’ambition d’ériger des architectures totémiques et « spectaculaires »[1], en mesure d’une part, d’attirer et d’organiser les proximités entre les travailleurs créatifs ; et d’autre part, de mettre en scène des productions souvent immatérielles. L’enveloppe des bâtiments devient alors la vitrine des innovations et des nouvelles technologies, à l’image du Media Tic Building de 22@Barcelona ou de certains bâtiments totems de la French Tech.
Or comme l’ont montré de nombreux chercheurs, il ne suffit pas de construire des architectures spectaculaires et de « planifier la mixité fonctionnelle et sociale pour qu’émerge un milieu créatif »(Liefooghe, 2009). Ces stratégies de planification top-down de l’innovation urbaine, révèlent en réalité une« méconnaissance des ressorts de la sérendipité, condition d’expression de la créativité » (Vivant, 2009) et créent souvent en matière d’urbanisme des coquilles vides.
Face aux limites des politiques planificatrices de la ville créative, les Ateneus de Fabricació de Barcelone et les Laboratorios ciudadanos de Madrid s’affirment moins comme des lieux totems que des plateformes de connexion entre des acteurs de compétences et de professionnalités diverses. Ces hubsrelationnels jouent un rôle fondamental dans l’accompagnement de projets ascendants, l’animation et la pérennisation d’expérimentations urbaines.
Face à ces nouveaux objets urbains, le rôle des collectivités évolue. Il s’agit moins de planifier que d’accompagner ces dynamiques ascendantes, à travers le développement de plateformes de mise en réseau, de politiques de gestion temporaire des espaces vacants ou le lancement d’appels à projet ouverts. Plus fondamentalement, il s’agit de laisser une place au hasard et au développement non planifié d’espaces créatifs en ville.
Cette approche demande également une montée en compétence des collectivités sur les modes de gouvernance, sur les méthodes d’animation et de co-production des projets et sur les questions juridiques et financières. Elle implique de rompre avec les logiques de silos, au profit d’une mise en réseau des services et d’un regard systémique sur les problématiques et les ressources urbaines. Les questions d’innovation urbaine ne pourront être traitées indépendamment de la mise en œuvre de politiques d’innovation internes aux collectivités.
Affirmer un droit à l’infrastructure et à « infrastructurer les villes » (Corsín, 2014)
En définitive, les Fab Labs barcelonais et les Laboratoires citoyens madrilènes constituent des structures urbaines émergentes, dont le rôle devrait s’accroître dans la fabrique des villes de demain. D’abord parce qu’elles assurent une fonction essentielle de « middleground » (Cohendet, 2011), et donc de socialisation des innovations entre « l’underground » des habitants, usagers et des sphères culturelles et artistiques et« l’uppergound » des administrations, firmes, laboratoires de recherche et centres de transfert technologique.
Ensuite, parce que ces structures défendent et expérimentent un nouveau droit à la ville. Celui d’un droit à l’infrastructure et à « infrastructurer la ville ». Une ville où les habitants et les usagers puissent agir sur la production de services et de données urbaines, ainsi que sur la fabrique des espaces publics eux-mêmes. Une ville ouverte et expérimentale, une ville qui « s’éprouve plus qu’elle ne se prouve » (Ambrosino, Gwiazdzinski, 2013).
Reste évidemment à évaluer et théoriser davantage sur ces politiques alternatives de développement urbain. Un travail de recherche considérable, mais ô combien essentiel pour penser les politiques urbaines de demain.
Note – [1] Nous reprenons ici la notion « d’architecture spectaculaire » de Charles Fourrier pour décrire les principes architecturaux du phalanstère.
Source : Urbanews